J’ai ressorti de mes tiroirs un petit conte écrit il y a quelque temps :

Le dilemme de l’âne
« La carotte pend toujours devant ses naseaux : il ne l’attrapera jamais ! »
C’était un petit âne gris. Un âne avec une bonne bouille d’âne et des poils sur le front qui lui faisait comme une touffe de cheveux.
Il était mignon. Il était gentil et affectueux.
Il n’avait qu’un seul défaut : il était têtu ! Un défaut qu’il partageait avec bon nombres de ses congénères…
En effet, derrière sa petite touffe de cheveux, ça gambergeait pas mal dans son petit crâne d’âne gris. Souvent, il refusait d’avancer. Ou plutôt, il hésitait…il doutait, se poser des questions :
« Le chemin est-il rocailleux ? Y a-t-il un précipice au bord u chemin ? Y a-t-il des ruisseaux à traverser ? » Car c’était un petit être peureux et le doute le rongeait…
Il n’existait que deux méthodes pour le faire avancer dans la vie : le bâton ou la carotte !…
Le bâton, pas besoin de vous faire un dessin : on lui battait l’arrière des jarrets pour l’inciter à faire un pas en avant.
Mais il rechignait de plus belle. Sa préférence allait vers l’autre « pendant » de la méthode : la carotte !
On choisissait une belle carotte bien grosse, bien longue, bien rouge. On l’accrochait à une corde qui pendait à un bâton…qu’on fixait dans son bât toujours…bien bâti.
Ainsi la carotte attirante à souhait pendait et se balançait devant ses naseaux frémissant du plaisir anticipé de la dégustation. Cela le tenait énormément en haleine, bien sûr !
Rendez-vous compte ! Un mets si délicieux !
Il faut dire qu’il était très gourmet et très gourmand de ces apiacées (merci Wikipedia) .
Lorsqu’il tombait sur un filon de carottes…alors là ! Quel festin les amis !
Quel goinfre ! Il s’empiffrait tant et plus. Au point que son estomac s’enflait à vue d’œil et qu’il en avait une indigestion. D’autant plus que cela lui donnait une soif terrible et qu’il s’en allait, ventre à terre, ou plutôt « ventre touchant presque terre » vers la fontaine ou la rivière la plus proche où il lapait et lapait des litres d’eau qui….lui enflait le ventre.
Enfin, vous comprenez : il souffrait énormément des conséquences de ses excès…
Mais c’était plus fort que lui ! Il ne pouvait résister à la tentation et lorsqu’on lui accrochait une carotte bien tentante devant les yeux, il se mettait à loucher tout d’abord et quand ses yeux avait réussi à faire la mise au point, il lançait la patte droite en avant…puis la gauche…mais…mais…la carotte avançait aussi ! Quelle magie était cela ? Il n’y comprenait rien bien sûr car il était un peu bête, bête comme…euh…cependant comme il était, nous l’avons dit, très têtu et sûr de son coup, qu’à force de réflexions, suppositions, hypothèses et maints calculs, il arriverait à atteindre la carotte tant convoitée, il avançait pas à pas, avec obstination….
Ce n’est qu’au terme du voyage du jour ou de la semaine, qu’effectivement, lorsqu’il avait bien marché et sué sur les chemins rocailleux bordés de ruisseaux profonds qu’on lui accordait la carotte qu’il avait eue devant les yeux tout au long du chemin.
Gourmand, il en réclamait une autre puis une autre puis autre encore…
Étrangement, ce système fonctionnait ! Et ce qui était merveilleux, c’est qu’il oubliait ses peurs et ses doutes car il ne voyait que la carotte et ne sentait donc pas les cailloux sous ses sabots, ne voyaient pas les précipices profonds ni les traîtres ruisseaux…
Cependant tout à sa quête, il ne voyait pas non plus l’herbe tendre sur le bord du chemin ni les pousses croquantes des arbustes et des arbres à portée de son museau…ni les carottes dans les jardins !
Bien sûr, il aurait pu se révolter contre cet état de fait, contre cette injustice ! D’ailleurs, il le fit quelques fois. Il se mit à ruer des quatre fers…mais alors il reçut, vous pensez, à chaque fois, une raclée de bâton sur les muscles et les tendons des jarrets qui le faisait énormément souffrir !
Devant ce dilemme journalier, la carotte ou le bâton, il choisissait bien évidemment le premier, étant donné son penchant pour ce sympathique légume !
Il en fut ainsi tout au long de son existence.
Mais un soir, alors que l’hiver de sa vie se faisait sentir et que l’envie de liberté grandissait de plus en plus en son cœur, il se dit : à bas le bât, le bâton et la carotte !
Je vais dorénavant profiter de la vie, de l’instant présent sans me soucier ni du bâton, ni de la carotte…le bâton ne me fait pas peur et je ne tirerai plus de plan sur la carotte. J’en trouverai bien une quand il faudra sur mon chemin et je la dégusterai avec un plaisir cent fois plus intense car elle sera le légume du hasard !
Il se décida : il allait chercher ailleurs une étable modeste mais confortable dans une contrée plus tempérée.
Après avoir marché et trébuché sur de nombreux chemins caillouteux, il en vit une qui semblait être à sa portée. Il y entra, renifla l’endroit du bout du museau, huma l’air vivifiant et pur, appréciant au passage les bonnes odeurs qui faisaient palpiter ses narines, jeta un regard circulaire du haut de la colline qui offrait un horizon lumineux sur les cimes des montagnes proches…
Oui, c’était ici qu’il voulait s’installer pour finir sa vie.
Après quelques jours d’un bonheur béat, il se dit que le confort escompté laissait un peu à désirer.
Il fallait boucher un trou de ci, de là car le lieu était plein de courants d’air, amener de la paille pour la litière,…il travailla donc d’arrache-sabot pour améliorer son logis en se promettant que le soir, il irait à la recherche d’un filon de carottes…et effectivement, après ses journées harassantes, il s’en allait par les chemins pentus descendant la colline et trouvait toujours un potager où il pouvait assouvir sa gourmandise.
Le lendemain , il se remettait au travail en pensant aux carottes du soir pour se donner du courage…
Au bout de quelque temps de ce fonctionnement quasi routinier, il sentit quelque chose naître en lui, comme une insatisfaction, voire une colère sourde, une révolte…il s’arrêta, s’en alla brouter quelques brins d’herbe et se mit à ruminer tout cela…
Tout à coup, la lumière jaillit en son esprit de petit âne gris !
Il releva la tête, dressa les oreilles, huma le vent du sud qui apportait une douce chaleur et poussa un petit braiment de joie : il avait compris ce qui le chagrinait !
Il comprenait que, toute sa vie, il avait marché derrière toutes ses carottes qu’on lui avait pendu devant le museau et que, maintenant, qu’il s’était promis de se libérer de cette obsession, maintenant qu’il avait trouvé son havre de paix, le voilà qu’il continuait à être obsédé par toutes les carottes futures sans profiter du bonheur de l’instant !
Ce faisant, il pestait et grondait contre la terre entière qui l’empêchait par tous ces travaux d’aménagement de goûter aux plaisirs de la vie qui lui était dû…
Une fois qu’il eût compris cela, sa vie changea : il prit du plaisir à aménager son nouveau gîte et l’accommoda avec beaucoup de joie. Il était heureux de travailler car il se disait qu’il avait choisi cet endroit de son plein gré et, désormais, oubliant son obsession pour la carotte, il goûta pleinement la vie heureuse qu’il s’était choisie jusqu’au moment d’aller rejoindre ses ancêtres dans les prairies éternelles où l’herbe et si tendre et les carottes croquantes à souhait !…
La vraie liberté consiste sans doute à ne plus courir après la carotte et à éviter le bâton.
La récompense est toujours teintée de souffrance (« j’y ai droit, je le mérite car j’ai assez travaillé, fait de sacrifices pour l’obtenir »).
Entre-temps, j’ai pris conscience pour ma part que le bâton, c’est moi-même qui le tiens !
Je croyais m’être débarrassé de l’idée que je mérite les punitions de la vie mais je sens qu’une partie de moi en est encore persuadée. Le concept du péché, de faute qui doit être punie ou absoute a laissé des traces indélébiles…
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